Pendant plus de vingt ans, les gouvernements ont profité d’un environnement exceptionnel : des taux d’intérêt longs structurellement bas, alimentés par la désinflation, la mondialisation et surtout le soutien massif des banques centrales à travers le quantitative easing.
Cette ère est désormais terminée. Désormais, deux forces convergentes redessinent le paysage obligataire : l’explosion des besoins de financement publics, nourris par des chocs démographiques et géopolitiques, et le retrait progressif des grands acheteurs insensibles au prix.

D’une part, la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine et la transition énergétique ont provoqué un gonflement durable des déficits budgétaires. Les Trésors nationaux se retrouvent contraints d’émettre massivement sur le long terme.
D’autre part, les banques centrales, en phase de resserrement monétaire, réduisent leurs bilans (Fed, BCE, BoE) ou abandonnent le contrôle de la courbe des taux (BoJ). Autrement dit, l’offre s’accroît tandis que la demande publique se contracte.
La fin du Yield Curve Control (YCC) de la Banque du Japon constitue un véritable tournant. Depuis 2013, la BoJ avait massivement gonflé son bilan à travers des achats illimités d’actifs, atteignant plus de 7 millions de milliards de yens d’encours.
En se retirant, elle cesse d’être l’acheteur insensible au prix qui garantissait la stabilité du marché obligataire japonais. Ce retrait crée mécaniquement de la volatilité sur les JGBs et entraîne une remontée des taux longs, avec des répercussions globales puisque les investisseurs japonais pourraient rapatrier des capitaux depuis les marchés étrangers vers leur marché domestique.

La Banque d’Angleterre accentue cette tendance en réduisant ses propres détentions de gilts. Après avoir atteint près de 30 % du PIB à la suite du Covid, ses avoirs déclinent rapidement vers 15 % dans le cadre du resserrement quantitatif.

Comme au Japon, l’acteur public qui achetait sans contrainte se retire, aggravant la pression sur les taux longs britanniques. Cette dynamique rappelle la crise des fonds de pension LDI en 2022 et souligne la fragilité du marché en cas de stress.
Ce déséquilibre explique pourquoi les rendements à 30 ans aux États-Unis et au Royaume-Uni dépassent 5 %, un niveau inédit depuis la crise financière. Même l’Allemagne et le Japon, longtemps abrités derrière des taux planchers, voient leurs courbes se tendre.

En parallèle, les investisseurs institutionnels de long terme se retirent progressivement. Au Royaume-Uni, les fonds de pension à prestations définies ferment les uns après les autres, réduisant leur exposition en gilts longs.
Le Royaume-Uni illustre un autre défi structurel. Les fonds de pension à prestations définies (DB schemes), grands acheteurs historiques de gilts longs, vont réduire leur exposition de façon massive. Selon les projections, leurs détentions passeront de près de 30 % du PIB aujourd’hui à moins de 5 % d’ici vingt ans.
Les fonds à cotisations définies (DC schemes) progresseront, mais leur poids restera insuffisant pour compenser cette chute. Cela signifie que le Trésor britannique devra convaincre davantage d’investisseurs étrangers ou offrir des primes de rendement plus attractives.

Au Japon, les assureurs-vie diversifient leurs portefeuilles et diminuent leurs achats de JGBs.
De fait, les acteurs financiers japonais, banques, compagnies d’assurance et fonds de pension sont de plus en plus réticents à acheter la dette publique japonaise. Cette tendance s'explique par une combinaison de facteurs structurels, réglementaires et macroéconomiques.
Le premier obstacle est lié aux rendements historiquement bas de ces obligations. Pendant des années, la Banque du Japon (BoJ) a maintenu artificiellement les taux très bas via sa politique de contrôle de la courbe des taux (Yield Curve Control).
Le rendement de l’obligation d’État à 10 ans a longtemps tourné autour de 0 %, voire en territoire négatif. Pour les institutions financières à la recherche de placements sûrs et rentables, ces niveaux de rendement ne permettaient pas de couvrir les engagements à long terme, ni de rémunérer correctement le capital.
Cette faiblesse des taux posait un problème particulièrement aigu pour les assureurs et les fonds de pension. Ces derniers ont besoin d’actifs stables et à long terme pour garantir les paiements futurs aux retraités ou assurés. Or, la remontée soudaine des taux en 2024-2025, avec des hausses brutales sur les maturités longues, a provoqué une chute de la valeur de marché des obligations existantes.

Cela a entraîné des pertes latentes importantes dans les portefeuilles, ce qui fragilise leurs bilans et réduit leur capacité à reprendre des positions sur ce segment. Le risque de duration, c’est-à-dire le risque lié à la sensibilité des prix aux variations de taux, est aujourd’hui perçu comme trop élevé compte tenu de la volatilité de la courbe des taux.
Par ailleurs, les contraintes réglementaires limitent les marges de manœuvre des investisseurs institutionnels. Les pertes sur obligations pèsent sur les ratios de solvabilité (comme le Solvency II pour les assureurs ou le ratio CET1 pour les banques). Afin de ne pas détériorer davantage leur profil prudentiel, ces acteurs évitent d'augmenter leur exposition à des actifs devenus volatils.
La fin du YCC et l’absence de signal clair sur l’évolution de la politique de la BoJ ajoutent une couche d’incertitude. Les opérateurs de marché ne savent plus si la banque centrale interviendra pour stabiliser les taux en cas de stress, ni où se situe désormais l’ancrage implicite des taux à long terme.
En clair, les piliers traditionnels de la demande s’effritent.

Alors que la Fed a réduit ses positions via le QT, et que les étrangers (notamment le Japon et la Chine) ralentissent leurs achats, le stock est de plus en plus porté par des investisseurs privés sensibles au prix : fonds mutuels, fonds de pension privés, banques, ménages. Cela signifie que chaque émission supplémentaire doit offrir un rendement plus attractif pour trouver preneur. La conséquence directe est une pression structurelle à la hausse des taux longs, car les acheteurs captifs d’hier ont disparu.
Ce sont désormais des acteurs plus opportunistes, hedge funds, mutual funds, banques, qui dominent, avec une sensibilité accrue à la volatilité. Conséquence : le marché devient plus instable et la gestion de la dette souveraine plus fragile.
La conséquence est directe : moins d’acheteurs insensibles aux prix sur la partie longue de la courbe. Cette raréfaction du “bid” officiel explique pourquoi les courbes se pentifient : pour compenser l’absence des banques centrales, le marché privé exige une prime de risque plus élevée. Autrement dit, la normalisation des bilans accentue la volatilité et renforce la pression haussière sur les rendements de long terme.
De surcroît, la montée des rendements n’est pas qu’une affaire de volumes. Les investisseurs exigent désormais une prime de terme plus élevée, pour compenser le risque budgétaire, l’incertitude macroéconomique et la persistance de l’inflation.
Ainsi, la courbe des taux se pentifie : non pas parce que la croissance s’accélère, mais parce que le marché price la soutenabilité incertaine des dettes publiques. La prime de risque structurelle redevient le cœur de la valorisation des obligations d’État.
Cette dynamique traduit un double phénomène : d’un côté, les banques centrales maintiennent des taux courts élevés pour combattre l’inflation ; de l’autre, les investisseurs exigent une rémunération supplémentaire pour absorber l’offre croissante de dette longue. La pentification n’est donc pas le signal classique d’un cycle d’expansion, mais plutôt celui d’un marché qui price la persistance des déficits et une inflation durablement au-dessus des cibles. C’est un changement de régime : la prime de terme est redevenue centrale dans la fixation des taux longs.

Face à cette pression, de nombreux Trésors raccourcissent la maturité de leurs émissions pour contenir le coût immédiat. Mais cette stratégie accroît la dépendance au refinancement, donc la vulnérabilité en cas de choc sur les taux.
Les États-Unis, historiquement orientés vers des maturités courtes, s’exposent davantage à ce risque que le Royaume-Uni, dont la dette conserve une maturité moyenne de 14 ans. Autrement dit, les coûts budgétaires peuvent exploser très vite si la confiance du marché se dégrade.
Qui plus est, les tensions sur les taux longs ne s’expliquent pas seulement par la politique monétaire ou la rareté d’acheteurs stables : elles trouvent aussi leur origine dans un facteur structurel de long terme, le vieillissement démographique.
En effet, les générations âgées consomment davantage de retraites, de soins et de services liés à la dépendance qu’elles ne paient d’impôts. À l’inverse, seules les générations en âge de travailler génèrent une contribution fiscale nette positive. Or, avec l’allongement de l’espérance de vie et la contraction de la population active, les finances publiques voient leurs déficits se creuser de manière structurelle.
Cette évolution est un fardeau budgétaire inéluctable. Les dépenses liées à la santé, aux retraites, au climat et à la défense progressent rapidement. Pourtant, augmenter les impôts ou réduire les budgets sociaux demeure politiquement toxique, surtout dans des sociétés déjà fragilisées par les inégalités.
Par conséquent, faute d’ajustement crédible, la dette gonfle inexorablement, forçant les marchés à exiger une rémunération croissante pour absorber des volumes toujours plus importants d’émissions souveraines.
Un graphique récent du UK Office for Budget Responsibility illustre parfaitement cette dynamique : les cohortes âgées deviennent des contributrices nettes négatives, tandis que la charge repose de plus en plus sur une population active en déclin. C’est un signal d’alerte : à mesure que la base fiscale se rétrécit et que les besoins explosent, la trajectoire dette/PIB devient plus difficile à stabiliser.

En somme, le vieillissement démographique agit comme un multiplicateur budgétaire, renforçant la pression structurelle à la hausse des taux longs et limitant la marge de manœuvre des gouvernements.
Aux Etats-Unis, au fil du temps, les dépenses fédérales consacrées aux programmes obligatoires ont augmenté plus rapidement que la plupart des autres programmes, principalement en raison de la croissance de la Sécurité sociale, de Medicare et de Medicaid.

Au début des années 1970, environ 40 % du budget fédéral était consacré aux programmes obligatoires, le reste finançant un ensemble de fonds affectés et d'intérêts nets. Le CBO estime qu'environ 60 % des dépenses fédérales sont actuellement consacrées aux programmes obligatoires.
Dès lors, quelles options restent aux gouvernements ? Soit miser sur une reprise de la croissance pour réduire mécaniquement les ratios dette/PIB, ce qui suppose des réformes structurelles et une stabilité politique souvent absentes.
Soit rationaliser les dépenses publiques, un scénario politiquement explosif dans un contexte de vieillissement démographique et de hausse des dépenses de défense et de climat. Entre ces deux extrêmes, beaucoup choisissent l’illusion : laisser l’inflation éroder la dette. Mais cette stratégie fragilise la crédibilité monétaire et risque d’alimenter une spirale de taux réels encore plus élevés.
En somme, la hausse mondiale des taux longs n’est pas un accident de cycle, mais le symptôme d’un basculement structurel.
• Les besoins de financement publics explosent (démographie, climat, défense).
• Les acheteurs insensibles aux prix disparaissent (banques centrales, pensions, assureurs).
• La prime de terme redevient centrale, redonnant aux marchés le pouvoir de fixer le prix du risque souverain.
Dès lors, le contrat implicite entre États, banques centrales et investisseurs se réécrit. La dette publique, hier “quasi-gratuite”, devient un test de crédibilité budgétaire. Et la question n’est plus seulement “à quel taux l’État s’endette”, mais “quelle confiance le marché accorde encore à sa trajectoire”.

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